VIII

 

LES Tuileries, c’est le plus beau jardin du monde. C’est la France du Grand Siècle, c’est le contraire de Tucson. Moins pour la perspective, le bassin, les escaliers ou les statues, que parce que c’est comme une plage de calme. Tout autour des grilles, c’est la ruée, la mer des voitures et des vitrines.

Je ne peux plus continuer, encore dix pas et je m’évanouis.

« Il faut que l’on s’arrête, Daniel, j’ai une ampoule. »

Il pile et se penche.

« C’est des souliers neufs ? »

J’acquiesce. Je ne vais pas lui dire que je les ai mis pour lui. J’ai fait une vie terrible avant-hier à Kay pour qu’elle me les offre, mais j’ai dû les prendre un peu serrés. Cela me fait du feu au talon.

Son visage revient vers le mien.

« On a beaucoup marché », dit-il sentencieusement.

Malgré la douleur, cela me fait rire ; plus de deux heures que nous arpentons les allées. Je reste debout sur une jambe avec un pied qui chauffe à huit cents degrés.

« Les bancs sont mouillés, on ne peut pas s’asseoir. »

Il se gratte le crâne et prend un air soucieux. Je l’adore quand il fait ça, ça lui donne dix ans de moins.

« Faut absolument que je dégotte du fric ; regarde, on n’a même pas de quoi se payer un coup au bistrot.

– On pourrait revendre mes tickets d’autobus », dis-je.

Je m’agrippe à lui pour ne pas tomber. Je dois ressembler à une cigogne.

Il semble indigné.

« C’est quand même un monde ; regarde, on est là comme des clochards.

– On pourrait aller se chauffer dans le métro, dis-je.

– Avec un kil de rouge et du fromage. »

Nous oscillons un peu, immobiles. La nuit va tomber bientôt ; tout là-bas dans la brume, au bout des milliards de gouttelettes, c’est l’Arc de Triomphe et des tours qui dépassent, violettes, comme la fin du monde ou le début d’un nouveau.

« Je peux te porter, dit-il. Tu mets ton bras là, et hop, j’enlève le colis.

– Avec tes muscles d’acier ?

– Avec mes muscles d’acier ! »

L’odeur mouillée de ses cheveux est un peu comme celle de l’herbe douce qui pousse au bord des vieux chemins.

Comme nous devons être petits dans Paris tout autour refermé ! Les pigeons piquent vers le Louvre et choisissent les statues dans les niches ; ce sont des oiseaux aux couleurs des pierres, assortis à la ville.

Lorsque je ne marche qu’avec la pointe du pied, c’est supportable, mais on n’avance pas vite.

« On est des prisonniers du dehors, dit Daniel on ne peut pas se payer une toile, si on veut faire un flipper, on se fait éjecter et, partout où tu vas, tu as des chances de tomber sur des flics.

– Vous êtes perdus, mes petits ? »

Nous sursautons ensemble. Celui-là, on peut dire qu’il sait marcher en silence, même sur les graviers, ça n’a pas crissé une seule fois.

« Non, dit Daniel, on reprend le bus et on rentre. »

Il ressemble à une gravure sur le manuel de français, il est vêtu démodé, avec un feutre large comme on n’en fait plus, le genre artiste montmartrois.

« L’ami des pigeons. » Ça y est, ça m’est venu d’un coup, c’est un texte de Dieu sait qui, intitulé L’Ami des pigeons, et on voit un vieux monsieur comme lui qui lance des graines. Un truc débile, évidemment. J’ai envie de lui demander s’il n’a pas du pain dans sa poche.

Il fait une tête soucieuse tout d’un coup, et me montre ma socquette.

« Mais elle est blessée, la demoiselle ! Vous ne pouvez pas marcher avec ça ! »

Ça fait un peu rouge au talon.

« Sur la pointe, ça va, dis-je.

– Allez, bonsoir », dit Daniel.

Il n’a pas l’air de tellement l’aimer et cela m’ennuie parce que l’ami des oiseaux devient tout triste, et c’est triste un vieux triste, plus triste qu’un jeune triste. Timidement, il lève son feutre.

« Edmond-Julius Santorin, retraité. »

Il se dandine et enfonce ses mains dans un manteau noir qui pèse deux cents kilos.

« Écoutez dit-il, c’est l’heure de mon chocolat, je vais au café, de l’autre côté de la rue, si vous voulez venir…

– On doit rentrer dit Daniel, on doit faire nos devoirs et nos parents vont être inquiets. »

Méfiant, ce garçon, mais Edmond-Julius sourit, radieux.

« Vous êtes frère et sœur !»

Il nous englobe dans son regard et ses yeux s’emplissent de tout le gris de l’univers : le ciel, les toits, ce parc, les murailles et nous deux dedans, gris aussi, devant lui, noir et vieux.

« J’ai eu une sœur autrefois », murmure-t-il…

Ses yeux chancellent un peu comme un équilibriste qui oscille sur le fil tendu très loin dans le passé.

Nous restons tous les trois face à face, perdus, fascinés.

Edmond Santorin se secoue et son sourire découvre un dentier calibré à la gencive porcelaine.

« Alors, ce chocolat ? »

Ce n’est pas loin évidemment, et puis j’avoue que j’ai faim. Nous nous regardons, Daniel et moi. Il devrait tout de même décider, c’est un homme ou non.

« O.K., dit Daniel, mais on ne s’attarde pas… »

Santorin refait le nœud de son écharpe tricotée et s’incline.

« Juste la rue à traverser », dit-il.

On marche. Daniel me souffle à l’oreille :

« Tu crois pas qu’il est un peu dingue ?

– Ça ne fait rien, il a l’air bien gentil… Un original. »

Le vieux qui ouvre la marche se retourne.

« On le voit d’ici, c’est la grande vitrine. »

Je sens que Daniel aussi a marqué le coup malgré le bruit de la circulation, je l’ai entendu avaler sa salive.

 

Ce n’est pas un café, c’est un palace, sous des arcades. Kay doit sûrement connaître. Il y a des velours avec des glands dorés aux rideaux… J’accélère malgré mon pied et nous y voilà.

Porte à tambour.

Silence. De la ouate qui sent bon.

Des moquettes, des garçons avec des plateaux astiqués. Daniel ouvre de grands yeux : cela doit le changer des bistrots de La Garenne.

Pépé Santorin tend son feutre, enlève son énorme manteau et apparaît en costume crémeux 1830, gilet boutonné, cravate large ; c’est super-démodé et c’est dommage qu’il ait un si gros ventre, mais ce vieux n’est pas ridicule, en tout cas il est chez lui ici.

« Asseyez-vous donc, mes jeunes amis. »

C’est comme un musée au plafond, plein de peintures. J’ai quand même bien fait de mettre ma jupe écossaise. Daniel tire sur son blouson. Il est beau comme tout, multiplié par les glaces, un peu raide mais tout beau. Je ne suis pas mal non plus.

On fait couple, quoi.

Edmond Santorin lève un doigt vers le ciel et un diamant brille à l’une des phalanges.

« Je suis sûr que mes petits amis ont envie d’un gâteau. »

Derrière, le serviteur sourit, compréhensif et attendri, attendant nos ordres.

Daniel se tortille.

« On est un peu démunis en ce moment, mais on pourra vous rembourser et… »

Santorin, souverain, écarte les bras comme un crucifié.

« Vous me fâcheriez, c’est un plaisir pour moi Armand, qu’avez-vous à nous proposer ? »

C’est formidable, la vie : on erre dans un jardin avec le mal au pied, le rhume qui vient et, dix minutes après, on est dans un palais à se goinfrer de millefeuilles et de mousse au chocolat. Extraordinaire le millefeuille, d’ailleurs. Quant à Santorin, il n’a pas touché à sa tasse, mais, en revanche, il n’a pas arrêté de parler, ça continue d’ailleurs, ça a l’air même d’intéresser Daniel.

« Mon père possédait à cette époque, je vous parle du début du siècle, une immense propriété dans le Vendômois… C’était un pays magnifique, je me souviens qu’enfant je courais avec les galopins du village dans des enfilades de pièces abandonnées pleines d’objets étranges et parfois terrifiants… »

Lancé, le vieux monsieur, il ne doit pas avoir l’occasion de parler beaucoup. Au fond, nous lui rendons service, il se berce, se noie dans ses souvenirs, il y a un charme à tout cela, qui me fascine, c’est vrai qu’il a dû en voir des choses et des choses : des paysages, des visages…

« Vous avez été marié ? »

Il se tourne vers moi et ses doigts dérapent sur la nappe blanche, sa voix change lorsqu’il me répond.

« Oui, il y a longtemps de cela ; ma femme est morte… Nous vivions à l’étranger alors et…

– Elle s’appelait comment ?

– Émilienne, dit Edmond. Je pense qu’elle fut très belle ; pendant les vingt-quatre années que dura notre union, je ne l’ai jamais vue que vêtue de blanc, jamais elle ne porta une autre couleur, du plus loin que… »

Humphrey déglutit une demi-brioche d’un coup et parle la bouche pleine :

« Et c’était quoi, votre métier ? »

Les yeux d’Edmond se sont emplis d’une eau claire, une liqueur d’âme. Il boit lentement et la soucoupe tinte discrètement lorsqu’il repose la tasse.

« J’étais diplomate, dit-il.

– C’est quoi, diplomate ? »

Edmond ne répond pas, il rêve encore.

« Vice-consul… J’ai connu des pays, Émilienne aimait les voyages, nous prenions des paquebots, traversions des océans, puis cela finissait dans des îles minuscules où nous dormions, roulés dans des moustiquaires. Madère, Samanta-Toa, les Hébrides… les archipels dorés.

– Et à part ça, c’était intéressant, comme travail ? »

J’étais sûr qu’il allait dire ça, ce banlieusard est insensible à la poésie.

« Laisse donc raconter Monsieur ! »

Coup d’œil furibard de Daniel. Ça sent la querelle de ménage, mais c’est vrai qu’il pourrait se taire un peu tout de même.

« Je dois avouer, reconnaît Edmond, que cela m’a laissé beaucoup de loisirs… J’ai pu lire, apprendre le piano. J’avais un Pleyel blanc, je l’avais offert à Émilienne pour notre anniversaire de mariage, nous en jouions souvent, au cours de ces interminables crépuscules qui incendient les îles du Pacifique ; les nuits n’en finissaient pas d’arriver et nous jouions encore, interminablement. »

Sur la nappe, ses doigts s’agitent, miment des gammes, des entrelacs lents et compliqués. Il est parti, cette fois, il est dans les îles en plein, recouvert par les palmes.

« Fauré, Ravel… Elle adorait. Les jours passaient, identiques ; parfois, rarement, de la fenêtre du bungalow, nous voyions des bateaux glisser sur la mer, des indigènes chantaient… »

Qu’est-ce que je suis bien… La chaleur, les gâteaux, ma tête sur l’épaule d’Humphrey, je m’endormirais bien, doucement, avec lui. Sleep and love.

Il m’a embrassée tout à l’heure, derrière une des statues.

 

Dans ce baiser, Pyrrhus, mon âme t’est livrée.

 

Fantastique. C’est charnel aussi comme amour.

Je me demande où on va s’arrêter sur ce chemin-là. Waou ! Mais, à nos âges, il faut se cacher plus que les autres et ça, c’est terrible. Je suis sûre que si on s’embrasse dans la rue, on se fera balancer des seaux d’eau en plein hiver par toutes les concierges.

« C’est pas tout ça, dit Daniel, mais il faut qu’on s’en aille, ma sœur et moi. »

Edmond-Julius sourit merveilleusement.

« C’est juste, dit-il, il ne faut pas que vos parents s’inquiètent je vais vous raccompagner. »

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